L’incompréhension d’un système

Septembre 2015 : Webedia rachète l’agence/MCN Mixicom. Tous les médias titrent que Webedia s’offrent Cyprien et Norman alors que l’entreprise gère les droits YouTube d’une dizaine de créateurs sans pour autant s’occuper de leur carrière.

Octobre 2015 : EnjoyPhoenix et Wartek sont invités au Grand Journal dans un passage gênant et dénigrant où Clémentine Celarié, après avoir avoué qu’elle interdit à ses enfants d’avoir des téléphones portables, explique à EnjoyPhoenix qu’elle n’aime pas ses vidéos, à deux doigts de les qualifier d’incipides. Wartek/Anil, gêné d’être catalogué comme mec qui fait des jeux de guerre à côté d’une meuf qui fait des trucs de beauté n’ose pas intervenir.

Novembre 2015 : Natoo, en promo pour son livre Iconne, attérit en dernière partie d’On n’est pas couché coincée entre Yann Moix qui lui demande de se justifier sur les robots qui fausseraient la publicité, Léa Salamé qui la presse de s’expliquer sur son salaire (alors qu’elle a refusé de dévoiler le sien) et Laurent Ruquier qui remet en cause les chiffres d’audience.

Trois exemples sur trois mois où les médias vieillissants et mourants, qui passent d’investisseurs en spéculateurs, qui mendient des subventions et cherchent des mécènes, ne comprennent pas le moindre mot de ceux qui sont, non pas les stars de demain, mais celles d’aujourd’hui. Un sondage de MCV aux USA fin 2014 donnaient 10 stars sur les 20 préférées des jeunes américains parmi les célébrités du net dont… les cinq premières places (Smosh, The Fine Bros., PewDiePie, KSI, Ryan Higa, et 6e Paul Walker qui venait de mourir). Il y a fort à parier que si le classement des personnalités préférées des français du JDD changeait de méthode et incluait les stars du net et des panels d’adolescents, Norman, Cyprien, Squeezie et autres EnjoyPhoenix côtoieraient Jean-Jacques Goldman, Yannick Noah et Omar Sy.

Les remarques réac’ du trio Ruquier/Salamé/Moix m’int rappelé mon expérience de six mois chez YouTube Label. Parmi les quatre actionnaires, Tim Newman, producteur de télévision qui s’est longtemps occupé de De Caunes avant de produire notamment Drucker depuis quelques années. J’avais été séduis par son approche innovante : conscient de la mort annoncée (à long terme sans doute) de la télévision et de sa perte d’influence, il voulait parier sur des jeunes talents du web et mettre à disposition sa longue expérience de producteur afin de les aider et, dans le fond, de se relancer. Parmi les deux talents que nous travaillions au corps, un youtubeur science et une gameuse professionnelle. Après plusieurs semaines, Tim m’explique que le youtubeur science est fait pour la télévision. Il le sent. Il le sait. Et il sait aussi que c’est ce qu’il veut, le youtubeur. « Passer à la télévision, c’est ça leur rêve à tout ces gens. D’ailleurs, me dit il, c’est un peu le rêve de tout le monde ». Alors quand on parle de la gameuse, déjà animatrice sur une chaîne de jeu vidéo, sa réaction est plus mitigée : « Le jeu vidéo n’a jamais pris à la télévision et c’est clairement pas avec elle qu’on peut faire de l’argent ». Ça tombe bien, on venait de boucler un budget de 75K€ pour son développement.

Un mois plus tard, j’ai rendez vous avec le directeur général de la filiale numérique de France Télévisions. Ils ont un MCN géré par une personne particulièrement talentueuse et visionneur, qui manque de budget. C’est lui qui me reçoit. Le courant passe rapidement parce qu’il sait de quoi je parle. Il aime la création, il comprend internet. Tim Newman arrive au rendez-vous avec une heure de retard et croise dans le couloir le directeur général qu’il connait pour travailler avec lui sur d’Art d’Art qu’il produit. Le DG m’explique en quelques mots que YouTube est un formidable laboratoire pour faire éclore des talents. Mais que sans la télévision « ils ne sont rien ». Et de conclure que l’argent « c’est à la télévision qu’ils vont le gagner ». Avant d’avouer qu’il n’a aucun budget pour acheter des programmes, que France 4 va sans doute fermer, qu’il veut faire une émission de jeu vidéo sans savoir ni le format ni le concept et que, de toutes façons, il n’y a pas beaucoup de place pour les youtubeurs que je lui propose. Ces mêmes youtubeurs qui gagnent entre 1000 et 4000€ uniquement grâce à leurs chaines.

Pendant longtemps j’ai cru que les médias et les institutions culturelles avaient une réelle incompréhension de ce qu’était internet. Je crois que c’est pire : le mépris. Quand Tim Newman parle du jeu vidéo, il y voit des boutonneux comme on les a décrit dans les films clichés des années 90’s que ses amis ont diffusé sur tous les écrans. Quand le DG de FTV Numérique parle des youtubeurs, il y voit des ados dans leurs chambres qui veulent être les stars de Secret Story à qui il donne la chance d’avoir quelques secondes dans On n’est pas que des pigeons. Quand Léa Salamé demande à Natoo si elle va faire des vidéos jusqu’à 50 ans, elle voit YouTube comme un média tremplin primaire qui permet d’accès à ce qu’elle perçoit comme l’aboutissement d’un carrière, la télévision. Internet. Presse écrite. Radio. Télévision. Et si tu réussis vraiment ta vie de journaliste, tu présentera un JT. C’est pour les mêmes raisons de Bruno Masure ou PPDA ont passé toutes ces dernières années à vomir sur la télévision qui les a nourri pendant des années sans qu’ils n’y trouvent à redire. Une sorte de rancœur envers un système qui les a jeté.

Laurent Ruquier clôture l’interview de la façon la plus brillante qui soit en remettant en cause l’audience de Natoo, et plus généralement des stars françaises d’internet. Comment expliquer que Cyprien le puceau branleur aie 8M d’abonnés, que Natoo la gamine blonde un peu conne fasse 9M de vues sur une vidéo ou que Squeezie le beauf nerd qui ne sait rien faire d’autre que jouer aux jeux vidéo cumule 1,6 milliards de vues ? Oui, les chiffres sont extravagants face au 850K spectateurs moyens d’On n’est pas couché. Oui, les chiffres sont frappants face aux 8-10M de spectateurs que représentent un bon prime pour TF1. N’est-ce pas là le meilleur reflet qu’ils ont en face d’eux des médias et qu’ils ont devant leurs vidéos ceux que le Grand Journal cherchent partout ? N’est-ce pas là la meilleure opportunité pour un Laurent Ruquier, dénicheur de talent devant l’éternel, de toucher du doigt un business et un monde qu’il n’imagine pas ?
Non. Au lieu de s’ébahir des 300 000 livres d’EnjoyPhoenix ou des 1,8M d’abonnés de Natoo comme ils le font devant toutes les promos de leurs potes venir vomir leurs actualités en plateau, ils remettent en question les audiences alors qu’ils surfent depuis des années sur les chiffres que tout le monde sait surestimés avec un canal de mesure unique qu’est l’audimat de Médiamétrie.

Finalement, ces nouvelles stars ne sont que ce que fut internet il y a 10 ans, quand toute la presse papier s’est sentie menacée alors qu’elle avait là le meilleur outil pour son développement. En refusant l’innovation et en laissant le web aux stagiaires (les vrais journalistes n’étant que ceux qui signaient sur le papier, allant jusqu’à refuser d’être publier en ligne) ils se sont laissé dépasser par des pure players, n’ont jamais habitués le public à payer pour accéder à l’information et sont tous, sans exception, devenus déficitaires. Pour la première fois depuis sa création, alors que la radio a été beaucoup moins stupide, la télévision va entrer dans une phase de crise. Et il semble bien qu’elle ne soit pas prête à accueillir ce qui est son avenir. Tant pis pour elle, l’avenir est déjà là et existe(ra) sans elle.

Benjamin Charles

Photographe, réalisateur, consultant social media & content

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