YouTubeur n’est pas un métier

Réflexions sur le statut des créateurs de contenus sur internet

YouTubeur n’est pas un métier
Sebastien Frit, dit Seb la Frite

Tout a (re)commencé un 19 octobre lors d’une obscure conférence au ministère du travail qui serait passée inaperçu sans ce livetweet.

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Le message est aussitôt travesti en « le ministère dit que les youtubeurs ne foutent rien, ils sont cons, ils comprennent rien ». Les principaux youtubeurs s’emballement, trouvent que le gouvernement est en dehors des réalités, et le débat se polarise en un pamphlet manichéen « jeunes youtubeurs vs vieux du gouvernement ». Pour autant l’interrogation de la sociologue Marie-Anne Dujarrier (qui n’est pas représentante du gouvernement) fait sens.

Qu’est qu’un youtubeur ?

volonté de créer du contenu, et celle d’être adoubé par une communauté, peu importe son état. Finalement, est youtubeur celui qui publie sur YouTube pour l’être. Et, est considéré comme youtubeur, celui dont son auditoire lui dira qu’il le suit, où dont les pairs (youtubeurs également) confirmeront son statut.

Qu’est-ce que le travail ?

Bien que le mot travail soit sémiologiquement beaucoup plus encadré que celui de youtubeur (ne serait-ce que parce qu’il existe depuis des millénaires, que nombre d’ouvrages lui ont été consacrés, et qu’il a une définition reconnue par l’Académie Française), il existe plusieurs façon d’envisager le mot travail.

1- Au sens économique du terme, un travail est une activité (rémunérée sinon c’est de l’esclavagisme), déclarée ou non, qui produit de la richesse, via des biens ou des services. En produisant des vidéos, tous les youtubeurs ne sont pas rémunérés (il n’y a pas de raison à ce stade de différencier les vidéos de Norman, des vidéos d’un tout petit créateur amateur qui ne fait pas de vues).

2- Au sens social du terme, le travail (qu’on appelle plutôt emploi), est encadré par des lois propres à chaque pays, avec des conditions parfois propres à chaque occupation selon la hiérarchie des normes (un accord d’entreprise doit être conforme aux accords de branches, qui doivent être conformes au Code du Travail, qui doit être conforme à la Constitution, qui doit être conforme aux accords européens). Cet emploi peut être rémunéré de différentes façons :
– Un salaire (le plus commun) si l’employeur est une personne morale différente de l’employé.
– Un traitement si l’employeur est une personne publique.
– Des honoraires si l’employé exerce une profession libérale encadrée.
– Un cachet si l’employé exerce des professions artistiques dans une liste déterminée.
– Une pige si l’employé est journaliste.
– Un note de droits d’auteurs si l’employé est auteur.
– Des prélèvements sociaux sur les revenus si l’employé est indépendant mais n’entre pas dans les professions libérales encadrées, et qu’il est déclaré en tant que tel.
A ce stade il faut déjà bien séparer l’emploi du statut. Ainsi, un employé peut être journaliste sans avoir de carte de presse ou être artiste payé au cachet sans être intermittent.

Qu’est qu’un métier ?

Pour le Robert, un métier est un « travail dont on peut tirer des revenus pour gagner sa vie ». Pour le Larousse c’est une « profession caractérisée par une spécificité exigeant un apprentissage, de l’expérience ». Un métier est le nom donné à une tâche ou un ensemble de tâches ou de responsabilités à réaliser de manière régulière. Ils peuvent être anciens et avoir évolué avec le temps (forgeronnerie, agriculture), ou être apparus récemment (programmateur informatique, publicitaires).

En France, les métiers sont répertoriés par leur code APE, cinq caractères qui permettent à l’INSEE de catégoriser les entreprises au répertoire SIRENE (celui des entreprises). Le code APE permet également à Pole Emploi de cibler les recherches d’un demandeur afin de lui proposer des offres plus ciblées. Ces codes APE sont communs avec la NACE, son équivalent européen. Plusieurs milliers de métiers sont ainsi proposés et chaque années, de nouveaux sont ajoutés pour répondre aux innovations constantes de l’économie actuelle.

Un métier ni correspond ni à un statut ni à un travail. Un professeur peut être salarié du privé (salariat) ou fonctionnaire (traitement). Par ailleurs, un même emploi peut être couvert par plusieurs rémunérations. Traditionnellement, un réalisateur est rémunéré à 50% en droits d’auteurs et à 50% en cachet.

Youtubeur est il un métier ?

A ce jour, youtubeur n’est inscrit dans aucun répertoire et n’est reconnu par aucun organisme officiel comme étant un métier. Le travail est bien réel (la vidéo créée génère des pages vues, et ces visites sont directement ou indirectement monétisées via de la publicité ou de la récolte de données par Google) et personne ne le remet en question. De même, cette production de contenu nécessite un apprentissage (en pagaille : tournage, montage, diffusion, promotion…). Ainsi nous sommes exactement dans la définition du métier selon les dictionnaires.
Pour autant, ce que fait un youtubeur se décrit en 3 étapes distinctes. Elles se font successivement et dans l’ordre, sans que la précédente soit obligatoire : la conception, la production, et la diffusion.

La conception correspond à la préparation de la vidéo : trouver une idée, se demander comment la mettre en oeuvre, l’écrire, storyboarder… Cette étape peut ne pas exister dans le cas d’un Let’s Play non préparé par exemple, ou être réduite au minimum.
La production est la phase de tournage et de montage de la vidéo : prendre sa caméra, mettre en scène, jouer ou faire jouer, doubler, séquencer, découper, étalonner, monter, exporter… Là encore, cette étape peut être réduite au minimum si la vidéo est diffusée en live.
La diffusion est la phase pendant laquelle la vidéo est proposée au public : mise en ligne de la vidéo, utilisation des tags, choix du titre, relais sur les réseaux sociaux, achat d’espace…

Il apparait à ce stade très clairement que les apprentissages nécessaires à la réalisation de cette vidéo correspondent à des métiers très précis (scénariste, concepteur-rédacteur, producteur, monteur, acteur, étalonneur, social media manager, réalisateur). Quant à l’activité finale qui est de mettre à la portée du public une œuvre audiovisuelle, elle déjà représentée de diverses façons par l’INSEE.

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Le statut des créateus sur internet

Youtubeur est un terme restrictif qui ne fait sens que pour la plateforme qui exploite les vidéos des créateurs. Le manque d’alternative crédible (Dailymotion ayant perdu sa crédibilité pourtant forte il y a plusieurs années sur les contenus éditorialisés, Facebook arrivant seulement avec la monétisation des contenus et la gestion des droits) ainsi que le génie marketing et de communication de Google à aider ses créateurs à émerger en tant que personne et que média (le changement de compte en chaîne n’a pas été neutre) a fait que le terme youtubeur a pu émerger. Le manque d’encadrement du mot permet également au plus petit créateur de dire qu’il est youtubeur, et, de fait, l’égal de Cyprien ou PewDiePie, corollaire direct de ces réseaux sociaux qui en apparence donnent l’impression d’égalité et la facilité de contacts entre stars et anonymes.

A ce jour, les créateurs de contenus diffusés par YouTube sont des prestataires publicitiaires. Ils sont rémunérés sur la publicité vendue par AdSense ou par leur MCN autour de leurs vidéos. Le statut vis à vis des MCN n’est ni établi ni transparent. Les créateurs qui génèrent le plus de revenus ont le plus souvent créé une structure leur permettant de facturer (personne morale (SARL, SASU) ou personne physique (entreprise individuelle, auto entrepreneur)) légalement les montants générés. Ils sont alors prestataires via une entreprise ou indépendants. Pour l’écrasante majorité des créateurs, leur solde leur est versé sans le moindre encadrement légal sur un compte PayPal, sans que ces sommes ne soient jamais déclarées.

Extrait de "J'ai perdu des amis à cause de YouTube" de Wesley Krid
Extrait de « J’ai perdu des amis à cause de YouTube » de Wesley Krid

Parce que s’il est désormais établi que mettre des vidéos sur YouTube est à la fois un métier, un travail et potentiellement un emploi, les contraintes sociales liées à ces termes sont applicables, ce qui pose par exemple le problème du travail des mineurs (interdit avant 16 ans, sauf autorisation du préfet du département de l’employeur, et très encadré avec notamment séquestre des revenus et horaires réduits).
Par ailleurs, si les créateurs sont effectivement diffuseur de leurs oeuvres sur les plateformes (quelles qu’elles soient) et qu’en ça ils touchent des revenus publicitaires, ils sont également auteurs, réalisateurs et producteurs de leur contenus (où co-auteurs, co-réalisateurs et co-producteurs) et à ce titre devraient également toucher des droits voisins et droits d’auteurs (terme galvaudé par le Content ID/CMS de YouTube), la plupart des plateformes ayant des accords avec les sociétés d’auteurs (SACEM, SACD, SCAM). Rares sont aujourd’hui les créateurs sociétaires et les sociétés ne savent pas encore comment gérer ces créateurs.
Pour finir, le statut des plus grosses personnalités du web devraient également suivre les modèles déjà existants. C’est aujourd’hui un non sens de voir une opération publicitaire pour une marque facturée (avec ou sans SIRET d’ailleurs) par un créateur sur une structure sans qu’il ne soit légalement reconnu et donc payé en tant qu’auteur et réalisateur de son contenu.

youtube[1]

Et donc ?

Bien que le terme youtubeur ne soit pas en soit un métier, la création de vidéo en vue d’une exploitation sur une plateforme (commerciale ou non) en est un un, encadré par de conventions collectives, un code du travail et un certain nombre de statuts (droits d’auteurs, prestation, salariat et cachets notamment). On retrouve d’ailleurs ces statuts très encadrés dès lors que ces créateurs sortent d’internet (Norman en spectacle, Troye Sivan et son album chez EMI etc.) avec une logique d’encadrement (social et humain) qui se rapproche de ce qui est déjà établi.

Les créateurs ne doivent pas perdre de vue ce qu’ils sont au profit de la marque qui leur prend (et prend 50 à 60% de leurs revenus, avant même ceux de leur MCN) sous peine de devenir dépendant d’une appellation plus que d’un métier. La terminologie, aussi anecdotique paraisse elle, n’est pas neutre dans un contexte social « d’ubérisation » où l’on demande à des personnes en situation de travail de gérer leurs charges. Demander à un créateur de contenu d’émettre une facture (ou à un chauffeur Uber d’être auto entrepeneur) est à la fois une façon de simplifier la gestion des ressources (pas de charges à payer, moins de papiers à faire etc.) mais aussi une souplesse sociale (contrat souvent mal négocié facilement résiliable, aucune sécurité pour l’employé, pas de Comité d’Entreprise etc.) qui arrange tant les networks que YouTube (qui étrangement n’a pas de MCN), heureux de pouvoir se positionner en tant qu’hébergeur uniquement, statut qui n’est pas neutre dans les négociations européennes actuelles.

La mainstreamisation de l’activité de créateur de contenus sur internet ne pourra se passer d’un encadrement législatif a minima de ses pratiques. Le cas des placements de produits et de la publicité dissimulée (un grand network français fait actuellement l’objet d’une enquête diligentée par le parquet de paris pour ces faits) est un exemple flagrant : il s’agit de pratiques clairement encadrées par la LCEN totalement ignorée par nombre d’acteurs.
Un travail sur le statut des créateurs de contenus sur internet semble à ce jour indispensable, tant sur le réflexion autour du droit d’auteur, que sur l’encadrement du travail des mineurs (est-ce que les enfants de Studio Bubble Tea travaillent ?). Tout comme l’e-Sport a débuté la voix sur la création d’une fédération, la création sur internet se doit elle aussi de réfléchir à ce qu’elle va devenir, pour éviter qu’elle ne devienne prochainement la seule industrie culturelle financée uniquement par la publicité. Sa liberté en dépend.

Benjamin Charles

Photographe, réalisateur, consultant social media & content

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