Réflexion sur l’utilisation des talents du web (souvent mineurs) par des marques

Un grand pureplayer français lançait hier une opé avec 4 talents du web. Des influents. Pas de ceux qu’on invite à toutes les soirées parce qu’ils sont potes des gens qui bossent en agence de comm’, mais des OVNIs que les conseillers des marques n’arrivent pas à cerner et ignorent. Ce pureplayer surfe d’ailleurs depuis plusieurs mois sur cette vague des nouveaux influents en les utlisant dans des campagnes vendues très chères à des marques (ISIS, Accord, Voyage SNCF etc.).
Depuis vendredi donc, quatre artistes du web, dont deux mineurs (15 et 17 ans), s’affrontent dans une course au selfie où ils doivent s’affronter à travers des défis pour promouvoir le dernier téléphone de Sony et, au passage, le pureplayer en question. L’opération, comme toutes celles d’avant, serait passée inaperçu dans les milieux autorisés de la communication et de la publicité sans ce selfie posté par le plus jeune des participants. Banal, ce selfie pose quelques questions majeures sur le web et cette génération émergentes de nouveaux influenceurs.

Selfie à tout prix

Apogée de l’égocentrisme de nos vies en 2015, le selfie est sans doute symptomatique d’une société où chacun est en recherche d’attention et de reconnaissance. Par facilité, parce qu’on fait croire qu’il suffit de passer à la télévision pour être une star et faire sa vie. Par substitution, parce que les réseaux sociaux sont un moyen de combler une déficit d’attention.
Ce qui est marquant dans la photo du concours est le décalage entre le café Starbucks (cher) et la situation précaire des deux personnes dont on ne connait rien (et dont il ne connait probablement rien non plus). Leur misère n’est que l’amorce de la mise en scène : moi > aide > héros. La notion d’aide n’est que la prétexte à la mise en avant de soi et l’autre intervient pour légitimer le discours (« il était très content »). La scène m’a fait pensé à cette célèbre chanteuse française qui a refusé deux jours avant une intervention dans un hôpital de s’y rendre parce qu’il n’y aurait pas de caméra. Aider les gens, c’est les faire passer en premier, c’est aimer l’autre. On ne peut aider l’autre en voulant y gagner quelque chose.

Mais après tout, peut-on reprocher à ce jeune de 15 ans de se servir de la misère de deux personnes pour faire sa promo sur leur dos, alors que deux marques se servent de son incompréhension du système pour faire leurs promos sur lui ?

Une exploitation sans cadre

En France, le travail est interdit avant 16 ans. Seul le préfet du département où est implanté l’employeur peut autoriser un mineur de 16 ans à travailler à travers une commission DDASS où sont représentés la Direction du Travail, la DDASS, la justice et parfois des représentants artistiques. Le travail est limité à un certain nombre d’heures et dans des conditions strictes. Ces dispositions sont directement liées à ce qu’on a appelé aux Etats-Unis la loi Coogan (le California Child Actor’s Bill), du nom de Jackie Coogan, le Kid de Chaplin, connu pour avoir été dépouillé de son argent par ses parents (comme les Culkin, les Jackson ou Jordy). En France, une grande partie, quand ce n’est la totalité, des revenus des enfants du spectacle sont bloqués à la Caisse des Dépôts et Consignations jusqu’à leur majorité où ils seront les seuls bénéficiaires. Seuls des cas très précis et encadrés permettent de débloquer une partie des fonds.

Internet, et notamment YouTube, a fait émerger une nouvelle génération d’enfants du spectacle qui, initialement, s’emploie seul en créant des contenus en dépit des règles ou des apprentissages traditionnellement établis et avec pour seule contrainte, celle de l’envie. Et surtout, comme force majeure de susciter l’empathie et l’identification des jeunes du même âge qui voient, à travers ces vidéos amateures pas très bien réalisées et un peu maladroites, une image parfois idéalisée d’eux mêmes. Plusieurs entrepreneurs l’ont bien compris et les plus gros groupes (Webedia et Melty en tête) se sont positionnés sur le sujet pour monétiser cette audience et driver leur trafic à leur profit en ignorant le plus souvent des règles essentielles pour protéger ces créateurs.

Exploiter l’oeuvre d’un mineur ne nécessite que l’acception écrite des représentants légaux et du mineur. Faille du système ou non, le législateur considère que le mineur n’est pas employé lorsqu’il créé et que son travail est acheté, au même titre que n’importe quel autre créateur. C’est le cas youtubeurs, instagrameurs, vineurs, et même avant, des mineurs qui publient des ouvrages ou des photographies. Ce vide juridique pose néanmoins la question des affaires Coogan et de ces mineurs dépouillés de leurs revenus par leurs parents avant leur majorité ou dont les revenus n’ont jamais été ni protégés ni gérés correctement (parfois même, jamais déclarés). Avec les audiences en croissants exponentielles et le changement d’orientation des investissements publicitaires, il y a fort un parier que les premiers millionnaires numériques mineurs devraient apparaître d’ici quelques mois aux Etats-Unis et dans quelques années en France, reposant la même question qu’il y a 50 ans.

Reste que des mineurs produisant spécifiquement du contenus pour une marque, et encore plus lors qu’ils sont physiquement impliqués dans une activité à l’extérieur, ne peuvent pas être couverts par la régime du droit d’auteur, mais bien par celui du salariat qui, de fait, est plus onéreux et contraignant pour l’employeur mais sécurisant pour les mineurs engagés. Sauf qu’eux ne peuvent pas le comprendre. Pire, on leur fait comprendre que c’est une chance, qu’ils vivent quelque chose d’extraordinaire et de fantastique, qu’ils peuvent rencontrer leurs fans ou gagner des cadeaux. Sans jamais expliquer qu’ils font implicitement la promotion d’un portail ou d’un produit pour des brands qui gagnent bien plus sur leurs talents/audiences que l’inverse.

Benjamin Charles

Photographe, réalisateur, consultant social media & content

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