Travailler pour les autres

Chronique d’un entrepreneur un peu exaspéré et un peu perdu dans ses doutes

Avril 2015. Après de longs mois un peu difficiles et une rencontre inattendue, je passe plusieurs entretiens pour un poste qui semble taillé pour moi : accompagner des créateurs de contenus (comme je l’étais), développer leur carrière (comme quand j’étais agent) et les aider dans leur communication (comme ce que je fais depuis des années avec des marques). J’ai devant moi 4 actionnaires. Des gens sérieux. Des noms connus dans notre milieu parisien des affaires et de la culture. Des gens qu’on ne remet pas en cause.
Quelques jours après j’étais nommé directeur artistique de YouTube Label. Putain de classe.

J’ai accepté parce que j’aime travailler avec les autres. J’aime découvrir des talents. Les voir éclore, leur donner du petit terreau, les arroser et j’arrête ici ma métaphore filée florale un peu pétée. Pendant des années je l’ai fait dans la musique, en suivant des groupes depuis le début jusqu’à leur premier Zénith. Là, on m’offre la possibilité d’en faire mon métier, et on me donne les moyens, le temps et l’argent de le faire. Deux talents sont signés dès le démarrage. Deux autres envisagés pour la suite.

J’ai accepté aussi parce que le projet était différent de tous les autres networks qui existaient avec un modèle économique généralement basé sur l’argent que les créateurs génèrent, avant de penser à générer des revenus pour eux. Ici on parle d’entreprise « qui travaille pour les créateurs et non l’inverse ». Ici on « produit », on « investit », on va « construire un lieu » sur le papier révolutionnaire. Ici on signe peu. Ici on est présent. Ici on écoute. Ici, je me retrouve.

Je suis associé dès le démarrage aux problématiques budgétaires, aux négociations avec les investisseurs. Il faut 50.000€ pour tenir 6 mois en attendant deux fois 1 million promis par Orange et Havas. Les actionnaires me disent que peut être ça peut ne pas arriver. Tant pis, au pire, on aura fait 6 mois de bonne expérience. Avec le temps, et devant le travail que j’ai fourni, ils me promettent de me filer d’autres missions si jamais ça venait à ne pas se faire.

Quand j’annonce sur Facebook cette nomination, je reçois des dizaines de messages et autres SMS de gens un peu curieux. Un peu intéressés. Des gens qui cherchent du travail aussi. Qui voudraient un coup de pouce pour entrer chez Google. J’explique que je ne suis pas Google. Que même si YouTube fait parti du nom, c’est un arrangement avec Google, mais pas une filiale. Dans tous les cas c’est un peu classe.

C’est classe jusqu’à ce que je découvre que la moitié des actionnaires ne le sont pas. Que l’amorce de 50.000€ n’existe pas. Que les salaires (autant le mien que ceux d’autres personnes arrivées dans l’aventure) ne peuvent pas être payés. Un actionnaire s’étonne même en réunion qu’il faille nous payer, sans décoller les yeux de son téléphone. D’ailleurs, il va justement en lancer un de téléphone, quelques semaines après, avec Marshall dont il vient de racheter le constructeur des casques dans le nord de l’Europe pour plusieurs dizaines de millions d’euros. La situation se tend, se tord, puis finit par lâcher. Je dois menacer de balancer toute l’histoire sur internet et leurs noms (et celui de YouTube Label) en pâture pour que les deux actionnaires-investisseurs acceptent de payer les personnes engagées depuis deux mois.

Ma première réaction est de faire sortir les créateurs du projet. Une entreprise qui ne respecte pas ses plus proches collaborateurs ne peut pas être respectueux des gens pour lesquels elle souhaite travailler. Malgré tout je continue à travailler avec eux. Pour eux. Je fais certifier les comptes Twitter ou Facebook de certains (une vraie demande importante et insistante pour eux), je fais quelques e-mails pour débloquer des situations, je négocie des partenariats. En fait, je tente de garder la face en gardant une activité. Et puis j’ai cette conviction : pendant de longues semaines j’ai convaincu des créateurs et des partenaires, alors oui, le projet fait sens, je n’ai juste pas les bonnes personnes. La décision de quitter le projet est difficile. C’est se retrouver avec rien. Même une absence de salaire ou de contrat, reste quelque chose. Les réunions, les e-mails, un emploi sur LinkedIn, ça comble un vide.

Je passe l’été avec un des actionnaires avec qui je partage la même philosophie à tenter de monter des modèles qui avant d’être rentables, servent aux créateurs. Parce qu’on les met au centre de tout. Cette fois, c’est le vide. Il n’y a rien. Même pas un nom auquel se raccrocher. Quand on me demande, je suis toujours chez YouTube Label. C’est toujours un peu vrai. Et un peu cool aussi. On écume des dizaines de modèles, certaines novateurs, voire même révolutionnaires mais trop complexes en l’état. Puis le bon. Celui qu’on se dit « ok, là, tout est réglé ». Il faut alors passer à la dernière étape, celle de la signature des créateurs qui ont été informés à chacune des étapes, et associés à chacune des réflexions.

Les déceptions les plus fortes ne peuvent venir que des gens qu’on apprécie parce que ce sont les seuls dont on attend vraiment quelque chose. J’ai longtemps travaillé pour des gens et j’ai souvent été déçu du retour des gens que j’ai aidé parce que je croyais en eux. Ce projet ne semble finalement pas tellement différent. Nous sommes le 22 septembre, il est 14h27 et je suis devant mon ordinateur avec un boxer et mon pull rouge à capuche des Clippers que je mets le dimanche. Les quelques personnes « ultra intéressé » « chaud » ou « carrément mec » ne répondent pas, annulent les RDV, repoussent. Mes propres échéances financières ne rentrent même plus dans la balance. J’ai simplement l’impression d’avoir travailler, longuement, difficilement, pour rien. D’avoir perdu 6 mois.

Sans réel but, je me lève et je me couche au gré du temps, sans vraiment rien attendre de concret. Au milieu de mon doute parfois un SMS, un DM ou un e-mail me font sourire et je me dis « ah ouais, c’est bon, on peut faire ça » et c’est reparti. Et puis le temps passe, le sourire s’atténue et je me demande si je force une obstination inutile ou si j’ai raison de m’accrocher au truc auquel je crois. J’en sais rien. Alors j’écris. Ca, au moins, c’est productif.

Benjamin Charles

Photographe, réalisateur, consultant social media & content

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